Boléro, Tôkyô, septembre 2024, la quintessence de la danse.

Ballet le plus célèbre de Maurice Béjart, Boléro a gardé intacte sa puissance émotionnelle et ses qualités hypnothiques, plus de cinquante ans après sa création (1962).

La partition entêtante de Maurice Ravel avait été écrite à l’origine à la demande de la danseuse Ida Rubinstein. La fameuse table se trouvait déjà dans sa version, chorégraphiée par Bronislava Nijinska. Dans celle de Béjart, l’interprète principal, « La mélodie », perchée également sur une table ronde, fait véritablement corps avec la musique. Une main émerge d’abord de l’obscurité, puis un bras, un corps… Les mouvements, très sensuels, se déploient lentement, jusqu’au crescendo final, gagnant au fur et à mesure en intensité et plongeant le spectateur dans une sorte de transe.

Difficile à mémoriser, le Boléro est un ballet extraordinairement complexe dans sa simplicité. La danse y est mise à nu, réduite à ses éléments fondamentaux, et il faut des personnalités uniques pour l’interpréter. Chaque danseur s’approprie la chorégraphie, parfois en prenant de grandes libertés (comme Maïa Plissestkaïa). Dansé pour la première fois par Duška Sifnios, le ballet a depuis été interprété indifféremment par des femmes et des hommes. Outre le légendaire Jorge Donn, il semble que les danseurs qui ont le plus sublimé le rôle soient ceux qui ont eu la possibilité de le travailler directement avec Maurice Béjart, et qui ont effectué leur carrière au sein de sa compagnie. Citons notamment les deux derniers danseurs du Béjart Ballet Lausanne à avoir étudié directement le rôle avec le maître, les merveilleux Julien Favreau et Elisabet Ros. A 55 ans, la danseuse apporte encore au rôle toute la majesté et la sensualité d’une danseuse exceptionnelle, au faîte de sa maturité artistique.

Le Boléro est un ballet qui prend immanquablement aux tripes, qui emporte même les plus réfractaires. Par la musique elle-même, tout d’abord. Envoûtante dans sa répétitivité, dans sa montée graduelle en puissance… par l’épreuve athlétique qu’il représente aussi. 

Il faut voir un ballet en direct pour l’apprécier dans toute sa plénitude, d’autant plus dans ce cas précis que les captations filmées ne permettent pas d’apprécier l’importance du groupe des danseurs assemblés autour de la table. Et pourtant, le simple geste de se caresser le visage et le buste et de mettre la main au cœur, effectué simultanément par cette rangée d’hommes superbes, fait à chaque fois courir un frisson dans l’échine. Les danseurs, comme une meute aux aguets, paraissent d’abord impassibles, puis se mettent petit à petit en mouvement, et sont pour une grande part dans la force au ballet. Le soliste, au centre, apparait comme une sorte de nouvel Elu(e), tour à tour dominant et dévoré par le groupe.

S’il ne fallait retenir qu’un ballet, ce serait celui-là. Tout y est dit, avec une étonnante économie de langage. C’est le ballet absolu, la danse à l’état pur.

La règle du jeu

Considéré comme “ le film des films ” par François Truffaut, La règle du jeu, réalisé par Jean Renoir (1894-1979) en 1939, est devenu un classique absolu du cinéma français, malgré un accueil largement hostile à sa sortie. Maltraité, coupé, remonté, perdu même pendant la guerre, le film a réussi à s’affirmer au fil du temps comme un incontournable, une référence pour les réalisateurs français mais aussi étrangers.

Avec sa silhouette massive et bonhomme, Jean Renoir est Octave, l’un des personnages centraux de La règle du Jeu, un ours au cœur d’or, un confident, qui agit en quelque sorte comme un témoin auquel le spectateur peut s’identifier. Figure empreinte de bon sens, il résiste tant bien que mal au milieu du chaos, tandis que les autres s’agitent en tous sens autour de lui, et que le vernis de l’élégance, de la retenue et des bonnes manières se craquèle au fur et à mesure que se déroule l’intrigue.

La régle du jeu présente en effet une galerie de personnages truculents, aux personnalités riches et aux multiples facettes, dont les chassés-croisés créent une succession de quiproquos qui vont faire passer le weekend campagnard d’un aimable vaudeville au drame. Les personnages sont comme des marionnettes, comme ces figures mécaniques collectionnées dans le film par le Marquis de la Chesnaye. Sous les masques imposés par les conventions et les codes sociaux, se cachent des traits de caractère qui réapparaissent selon les circonstances. Certains sont de véritables girouettes, et montrent que chacun peut être tour à tour dominant et dominé, brave et lâche, généreux et mesquin… Les personnages les moins sympathiques du film peuvent finir par susciter la bienveillance du public, comme ce pauvre Schumacher, le rude garde-chasse qui voit sa femme, la soubrette Lisette, flirter effrontément avec Marceau le braconnier. Ce dernier, joué par le formidable Julien Carette, est pour sa part de loin le personnage le plus immédiatement attachant, malgré ses activités hors-la-loi et sa propension au mensonge, à la tricherie et au vol des femmes d’autrui.  En dépit de ces sérieux défauts, sa jovialité, sa franchise, sa gouaille et son sourire le rendent irrésistible. 

Le film est divisé en actes, le premier se déroulant dans les quartiers élégants de la haute société parisienne, le deuxième dans la propriété campagnarde du Marquis de la Chesnaye, durant une partie de chasse. L’histoire est basée sur des pièces classiques françaises, en particulier Les caprices de Marianne de Marivaux. Renoir a d’ailleurs demandé à ses acteurs de jouer comme ils le feraient dans une commedia dell’arte, les laissant même improviser, ce qui apporte une grande fraîcheur au film, renforcée par une prise de son « naturelle ».  L’usage d’une grande profondeur de champ a aussi permis au réalisateur de multiplier les actions dans une même scène, accentuant le dynamisme et le sens de profusion qui émane de l’ensemble.  D’une manière qui n’est pas sans évoquer Shakespeare, la société  est montrée comme une scène, sur laquelle chacun joue un rôle qu’il lui est difficile de refuser ou abandonner. L’aviateur André Jurieux, personnage héroïque, pourtant attaché au respect des règles, l’apprendra à ses dépens, lorsqu’il commettra la double erreur de tomber amoureux d’une femme d’une autre classe que la sienne et surtout de le faire savoir. L’objet de son affection, Christine, a elle-même du mal à comprendre les règles, elle qui vient d’un pays étranger, aux manières et mœurs différentes.

Mélangeant avec succès le drame et la farce, Renoir évoque la tragi-comédie qu’est la vie. Il définissait d’ailleurs le film comme “ un drame gai ” ou une “ fantaisie dramatique ”. Sous ses airs espiègles, voire franchement comiques, le film exprime aussi une observation assez désabusée de la société. À la fin, les joueurs qui ne respectent pas les règles sont impitoyablement écrasés, et le monde reprend sa marche sans un regard pour eux. Beaucoup d’allusions à la guerre prochaine sont également perceptibles. Renoir filme un monde prêt à tomber dans l’abîme et une société frivole en train de vivre ses derniers feux.

À la fois léger et profond, composé de multiples strates qui permettent de le redécouvrir à chaque visionnage, le film a inspiré de nombreux réalisateurs, et pas seulement français. Ainsi, exemple notable, Gosford Park de Robert Altman fait directement référence à la La Règle du Jeu, de par son sujet, mais aussi littéralement dans certaines scènes. Et il est intéressant d’observer que Gosford Park a à son tour largement inspiré Downton Abbey, écrit par le même scénariste, Julian Fellowes. Bien que moins caustique et plus mélodramatique, la série britannique montre ainsi une influence souterraine du chef-d’œuvre français, et transpose dans l’univers feutré de l’aristocratie britannique toute la complexité des interactions sociales de la France d’avant-guerre.